4. Sexe

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Soudain, sans que rien ne laisse prévoir la crise, ma mère criait :

— Je ne vous vois plus ! Qu'êtes-vous devenus ?

Elle se mettait à trembler. Un rictus de terreur luidéformait le visage. Dans un grand froissement de boubou, elle courait vers le fleuve. Et, sous le regard furieux des martins-pêcheurs – un tel vacarme ne pouvait qu'importuner les poissons –, elle commençait sa litanie.

— Awa, où es-tu ? Fatou, réponds-moi ! Salif, reviens immédiatement ! Youssouf, Henriette, Jeneba, Djibril, Marguerite, Seydou, Bintu, Aminata, Joseph…

Les lavandières tentaient de la raisonner.

— Calme-toi, Mariama, le fleuve n'a jamais été aussi calme et tes enfants s'amusent comme les nôtres. Regarde-les, là-bas. Qu'est-ce que tu crains pour eux ? Ah, les crocodiles ? Mais enfin ! Tu sais bien que ces gros animaux méchants se sont tous, et depuis longtemps, changés en chaussures et sacs à main ! Tu frissonnes devant les sacs à main, aujourd'hui ?

Aucune parole ne pouvait l'apaiser. Tant qu'elle ne tenait pas fermement enlacés les douze fruits de ses entrailles, l'angoisse ne l'abandonnait pas.

— J'ai eu si peur, mes petits, si peur, si vous saviez…

— On sait, Maman.

Elle serrait autour de nous des bras immenses, comme si la panique les avait changés en lianes.

C'est à ce moment-là, averti par quelque voisin, que surgissait généralement Ousmane, lui aussi affolé. Son cauchemar à lui était qu'un de ses rejetons soit entraîné par le courant et avalé par sa chère centrale. Le spectacle de sa famille intacte lui rappelait l'infinie bonté de Dieu envers les hydroélectriciens.

— Que se passe-t-il encore ?

Comme souvent chez les hommes, son inquiétude, à peine évanouie, s'était immédiatement muée en colère.

— Et c'est pour cette bêtise, Manama, que tu m'as dérangé ? Tu veux me faire renvoyer par M. l'ingénieur, c'est ça que tu veux ? Que nous n'ayons plus rien à manger, à cause de tes lubies? C'est notre misère que tu es en train d'organiser !

Peu à peu, apprivoisée par les sourires de ses filles, son irritation s'éteignait. Et de nouveau il lui fallait raconter à notre mère l'histoire rassurante du crocodile tutélaire, celle qui nous faisait vomir tant nous la connaissions par cœur.

Il était une fois un ancêtre. Pour fuir ses ennemis, il se jette dans le fleuve et se change en crocodile. Forcément, de tels événements rapprochent. Une amitié naît, indéfectible, entre les Dyumasi et les crocodiles.

— Nous n'avons rien à craindre d'eux, Mariama, je te le jure, ni eux de nous.

— Mais tout cela s'est passé il y a si longtemps, murmurait-elle d'une voix de petite fille réveillée par un mauvais rêve. Ils ont peut-être oublié… Les crocodiles n'ont peut-être pas une aussi bonne mémoire que les éléphants.

Mon père se redressait, solennel :

— Les alliances entre humains et animaux sont inscrites dans le livre éternel de la Terre. Avec de l'encre in-dé-lé-bi-le.

— Bon, grommelaient mes frères, le football nous attend.

— Bon, ricanaient mes sœurs, on peut continuer à baigner nos poupées ?

— L'affaire est close, disait mon père.

Après treize baisers, il s'en retournait vers ses turbines. Mais moi je partageais les mêmes terreurs que Manama, je devinais bien que notre famille n'en avait pas fini avec les crocodiles.

 

Suis-je moi-même un crocodile ?

Le formulaire 13-0021, par ailleurs si précis, voire méticuleux dans l'indiscrétion, n'aborde pas ce problème. Étrange omission. Comment connaître une personne sans savoir les liens intimes qu'elle entretient avec la bestialité ? Il est vrai qu'au Nord, même si vous adorez les animaux, comme en témoignent les sommes énormes que vous leur consacrez (chaque année, deux fois la richesse nationale du Mali, d'après le magazine Ça m’intéresse), vous les gardez soigneusement hors de vous, vous les tenez à distance, au bout d'une laisse, dans une cage ou un bocal. En Afrique, ils font partie de nous.

Soucieuse de vous informer sur moi aussi complètement et honnêtement qu'il est possible, je repose donc la question : Mme Bâ abrite-t-elle dans son vaste corps un crocodile ? Vous devez, sur cette matière délicate, savoir à quoi vous en tenir. Qui se propose d'accueillir une femme chez lui a le droit de savoir quelle ménagerie elle transporte en elle.

 

Marguerite, tu ne veux pas aller chercher de l'eau ? Marguerite, occupe-toi de ton petit frère. Marguerite, joue avec moi ! Marguerite, imite la poule ! Marguerite, tu as oublié le mil ! … Marguerite par-ci, Marguerite par-là.

Du matin au soir, la fille aînée d'une grande famille se fait dévorer par une meute de demandes. Lesquelles sont pires que les fourmis. Elles mordent autant mais personne ne peut les écraser du pied ni les faire rissoler dans une bonne flaque d'alcool à brûler. Comme elle est gentille, la fille aînée répond « oui », « oui à tout », « oui, tout de suite », « oui, bien sûr », elle court d'une tâche à l'autre. Peu à peu, il lui semble maigrir, maigrir, peu à peu disparaître. Morceau par morceau, on la grignote, la déchiquette.

Quand je n'en pouvais plus, quand je devenais squelette, toute ma chair rongée et tout mon cerveau pillé par les sollicitations innombrables, je m'enfuyais dans mon refuge, une hutte de pêcheurs, juste au bas de la chute d'eau. Enfin seule, je me pinçais le bras, le ventre, les cuisses. C'était ma manière de me rassurer : ils ne m'ont pas tout entière dévorée ; les Dyumasi sont des ogres mais, grâce à Dieu, j'existe encore. Sous les nasses, j'avais caché un miroir, un doux compagnon.

Il me réconfortait : tout va bien, tu es toujours Marguerite et tu n'es pas la plus laide du village.

Ce jour-là, le visage de la fille aînée rayonnait comme jamais. Je venais de comprendre la concordance des temps et l'instituteur m'avait longuement félicitée. Une confiance nouvelle m'habitait, je me sentais la reine du monde. Quelqu'un qui sait tracer son chemin dans les labyrinthes de la grammaire, quelqu'un qui connaît la bonne manière d'accorder le présent, le passé, le plus-que-parfait ne pourra jamais se perdre dans ses amours, Marguerite ! Bravo à toi. Et je m'envoyais dans la glace mille petits baisers de félicitation.

— Oh, oh, je savais bien que tu étais une coquette !

Une forme humaine se dressait là, debout derrièremoi, me cachant la lumière. La forme s'est approchée.

— Tais-toi.

J'avais reconnu, même chuchotée, la voix du nouveau patron de mon père, débarqué récemment de France. Je n'aime pas dénoncer, je garderai son nom haï bien au fond de ma mémoire. Depuis son arrivée, une drôle de blessure lui mangeait la figure dès qu'il m'apercevait, une grimace hideuse qu'il devait prendre pour un sourire.

— Ousmane veut garder son travail ? Alors tu te tais. Les grandes filles intelligentes se taisent.

Il s'est approché plus près. J'avais douze ans et depuis deux mois, j'étais entrée dans la lune. Maudits soient ces saignements ! Je suis sûre que c'est leur odeur qui l'avait attiré. Il m'a caressé le crâne et puis ses doigts se sont promenés plus bas.

— Pourquoi moi ?

— Tais-toi.

C'est à ce moment-là que les os de ma bouche se sont mis à grandir. Une force inconnue prenait possession de ma mâchoire et allongeait mes dents. J'ai eu le temps de penser : eh bien, Marguerite, que va dire le miroir ? Tu dois avoir une drôle de tête. Et j'ai mordu. Il a hurlé. L'instant d'après, il avait disparu. J'ai posé mes mains sur mes joues. Ma tête, peu à peu, en craquant, reprenait sa forme normale. Je suis quelqu'un de poli. J'ai remercié l’animal avant qu'il m'ait quittée tout à fait.

Le lendemain, l'ingénieur fut évacué vers Dakar. Son bras gauche s'arrêtait à la hauteur du coude. Le reste avait disparu.

— J'ai été happé par un engrenage, a-t-il balbutié plusieurs fois avant d'être emporté par l'ambulance.

C'est ainsi que je me suis réconciliée avec le crocodile familial. Il faut vous dire que, quelques années auparavant, il m'avait honteusement trahie.

 

— Vous les Dyumasi, vous n'êtes pas de vrais forgerons !

De plus en plus souvent, mes six frères devaient faire le coup de poing. À l'école ou au village, on n'arrêtait pas de nous insulter. Quand, après avoir frappé, nous demandions la raison de ces attaques, la même réponse fusait : comme si vous ne le saviez pas ! Les Dyumasi ne respectent pas la tradition.

— D'ailleurs, ta mère n'est pas une bonne Soninkée !

Cette injure-là m'était plus mystérieuse.

— Qu'est-ce qu'ils veulent dire, Maman ?

— Je t'expliquerai quand tu seras plus grande.

— C'est parce que tu t'évanouis quand on égorge un mouton ?

— Tu le sauras bien assez tôt !

— Les femmes surtout, depuis quelque temps, me regardent d'un drôle d'air. Qu'ai-je fait de mal ?

— Laisse-les à leur jalousie, tu travailles trop bien à l'école !

 

Une semaine avant la trahison du crocodile, un groupe de voisines était venu rendre à ma mère une visite solennelle. Leurs mines étaient sévères. Je me suis cachée pour entendre, derrière un camion rouillé.

— Mariama, nous ne sommes pas contentes de toi.

— Mariama, pour que Dieu – que Son nom soit célébré dans les siècles des siècles ! – soit heureux, chaque homme doit exercer le métier de sa caste, et son épouse doit l'accompagner dans sa tâche.

On aurait dit un tribunal. Ma mère ne répondait pas. Ou sa voix était trop faible pour parvenir à mes oreilles.

— Mariama, ton Ousmane est forgeron.

— Tu es donc forgeronne.

— Tu connais parfaitement le devoir des forgeronnes.

Enfin, j'entendis Mariama :

— C'est Ousmane qui ne veut pas.

— Nous en étions sûres. Cette sorcière Électricité lui a dérangé la tête.

— Et depuis quand une femme obéit à son mari pour des affaires de femme ?

— Agis selon notre loi.

— Autrement, le malheur va s'abattre sur le village.

— Dieu – béni soit-Il – ne supporte pas qu'on Lui dérègle Sa création.

— Au revoir, Mariama, nous comptons sur toi.

— Au revoir, Mariama.

— Au revoir, Mariama.

 

Août était venu. J'avais oublié ces menaces.

Il pleuvait. La centrale grondait, comme chaque fois que commençait la crue. La famille s'en était allée à la grande ville de Kayes pour un mariage. J'avais obtenu d'échapper à la cérémonie pour mieux préparer un devoir.

— Nous sommes si nombreux, les Dyumasi. Treize ou quatorze, la noce ne verra pas la différence.

Mon père jubilait.

— Peut-être, à force de tant travailler, notre fille deviendra-t-elle la première ingénieur du Mali ?

La solitude est rare en Afrique. Je la goûtais minute après minute, comme autant de gorgées d'eau fraîche. Et puis les voisines sont arrivées.

— Bonjour, Marguerite.

Je m'étonnai. Il faut avoir une raison grave pour circuler sous l'orage.

— Bonjour, que puis-je pour vous ?

Des femmes nombreuses, avec toutes le même mauvais sourire, un peu semblable à la grimace de l'ingénieur avant qu'il ne perde son demi-bras.

— L'heure n'a que trop tardé, Marguerite.

Elles m'ont entraînée. Pour la suite, je ne sais plus, j'ai perdu la mémoire. Je ne me souviens que d'un crocodile invisible : il m'a emporté un morceau de ventre.

J'ai dû m'évanouir. À mon réveil, les femmes semblaient satisfaites.

— Puisque ta mère n'a pas fait son travail, il fallait bien que quelqu'un s'en charge.

Déjà, la vie quotidienne les avait reprises, elles bavardaient du prix du riz et de la vigueur déclinante de leurs maris. Elles m'ont reconduite à la maison. La pluie continuait de tomber.

Je me rappelle aussi qu'à son retour, me trouvant allongée, ce qui n'était pas dans mes habitudes, Mariama s'est précipitée sur moi et m'a entraînée dans une case minuscule, au fond de la concession, qui servait de grenier. Et là, dans l'odeur tiède des grains, elle m'a bercée jusqu'au matin, ma petite fille, bientôt tu n'auras plus mal, ma petite fille, te voilà devenue femme, Marguerite, ô soleil de ma vie, tu nous as rejointes, nous vivons ainsi depuis la nuit des temps, ô pardonne-moi, ma petite fille.

 

Formulaire 13-0021

4. Sexe(*) Mo Fo

*Mettez une croix dans la rubrique correspondant à votre état.

 

Que puis-je répondre ?

Le carré blanc, à droite de la lettre M, restera vide, bien sûr. L'opération ne m'a pas changée en homme.

Mais que dois-je inscrire après le F ? « 50 % », puisque ce jour-là, en haut de mes cuisses, mon sexe s'est trouvé réduit de moitié ? Ou « 30 % », ou « 75 % », tout dépend de la valeur qu'on accorde à ce qu'on m'a ôté.

Vous le devinez, Me Fabiani me déconseillait fortement d'évoquer cette mutilation. Ne livrez pas toutes les guerres en même temps, madame Bâ. Mais son attitude en la matière n'est pas très claire. J'ai surpris plus d'une fois son regard captivé par cette région de moi. Je la connais, la curiosité des Blancs. Ils aimeraient apercevoir, ne serait-ce qu'une seconde, cette bizarrerie physique, cette persistance d'une barbarie millénaire : une femme coupée.

 

Voilà le dossier.

Ces deux épisodes exceptés, jamais plus les crocodiles ne m'ont rendu visite. Un accès est toujours possible. Mais plus de trente-cinq années s'étant écoulées, on peut raisonnablement estimer que le pouvoir de la métamorphose s'est éteint chez les Dyumasi. Désolée !

Je connais les hommes. Rien ne les intéresse vraiment chez une femme que, comment dire ? , son intimité avec la nature. Une intimité qu'ils ont depuis longtemps perdue. Allons plus loin. Je crois que nous sommes toujours pour eux des sortes d'animaux : nous sommes la jungle où, de temps à autre, ils s'en viennent frissonner.

Madame Bâ
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